Retour en Nécropole.

Artem avait déserté la Nécropole depuis le départ précipité -qui avait aussi été un échec cuisant- de Raphaël, le chef milicien le plus digne et charmant qui soit. Le jeune ukrainien avait été particulièrement affecté par l’absence du bel ange qu’avait été Raphaël, et avait donc préféré s’isoler, le temps de se reconstruire un mental sans faille, et de faire le point sur sa vie. Désormais, il était paré à toutes les attaques de toutes sortes de créatures susceptibles d’être croisées ou combattues dans cette Cité sombre mais étrangement attirante. C’est pourquoi il s’était empressé d’errer dans les ruelles sordides et dangereuses de la ville, dans le simple but de croiser quelqu’un qui pourrait, au mieux, l’héberger pour la nuit, ou tout du moins lui conseiller un hôtel dans lequel il pourrait épisodiquement se reposer. La ville semblait avoir changé depuis son dernier passage, et peut-être même que d’autres personnes étaient aux commandes.

Il avança nonchalamment dans l’unique ruelle entièrement éclairée par la dizaine de lampadaires qui la parcouraient, écoutant une chanson de hard rock qui lui faisait étrangement penser à sa propre existence. Le sourire aux lèvres, la démarche assurée, le jeune Karénine avançait, confiant, jusqu’à un réverbère où il s’adossa et en profita pour extraire de sa poche un paquet de Marlboro. Il sortit également un briquet et s’alluma donc une cigarette. La fumée de cette dernière se confondait avec celle qui émanait de sa bouche, dû à la fraîcheur caractéristique de l’hiver, et surtout en cette heure avancée de la nuit.

Après quelques minutes, et deux cigarettes en moins dans son paquet, Artem constata avec déception que personne ne venait rôder près de lui. Il s’aventura donc un peu plus loin, et s’assit sur un banc, où il fixa les quelques rares personnes qui sortaient du théâtre, ou quelque chose qui s’apparentait à cela en tout cas. Il commença à regretter amèrement la période où il pouvait croiser à tout moment un vampire, un lycan, ou toute autre créature bien plus intéressante qu’un vulgaire humain. Enfin… Tout n’était peut-être pas perdu, il suffisait d’être patient.

La solitude guidait encore et toujours les pas de la Vampire. Cela faisait longtemps que, tête baissée, elle marchait sans savoir vraiment où aller. Depuis combien de temps exactement ne s'était-elle délectée de la souffrance d'autrui? Elle ne pourrait le dire...Depuis qu'elle et Alvine s'étaient perdus de vue, son existente lui avait soudain semblée plus morne qu'auparavant. Nul partenaire ne parvenait à égaillir ses nuits, et souvent Kryshna abandonnait ces derniers sans même leur offrir son dangereux baiser. Elle avait perdu beaucoup en s'offrant à Alvine, mais n'était-il pas devenu, à l'issue de cette nuit d'écoeurante luxure, son maître? Il avait recréé l'Etreinte, lui offrant ce qu'il avait appelé une nouvelle chance. Son ancien Mentor avait disparu désormais, et seul comptait à cette heure son compagnon libertin. Mais disparu depuis maintenant des années, elle ne savait où le trouver et parfois l'idée même de sa mort l'effleurait.
Soudain, alors que la Vampire, perdue dans ses pensées, continuait son voyage sans but une odeur bien connue se présenta à elle. Relevant son doux visage à l'expression démoniaque, la Belle huma l'air avec empressement. Un sourire carnassier vint bientôt égaillir son être, et c'est muée par une grande excitation qu'elle acceléra le pas. Le sang humain...Voilà longtemps qu'un tel appel ne s'était fait ressentir, aussi puissant et attirant qu'autrefois. Souriant à l'idée que tout reprenait son cours normal, la Buveuse de sang arriva bientôt dans un ruelle fortement éclairée. Plissant ses yeux à l'incroyable couleur, l'Immortelle se fit plus silencieuse. Elle approchait de sa proie.

**Ne bouges pas mon tendre tas de chair, je vais un peu m'amuser avec toi avant de te montrer l'inutilité de ton existence...**

Se redressant, Kryshna adopta alors une allure tout à fait normale et nul n'aurait pu dire qu'il s'agissait alors d'un mort vivant. D'une démarche féline et provocante, attitude qui était sienne depuis longtemps, la Damnée s'approche doucement d'Artem, son long manteau de cuir flottant derrière elle laissant aperçevoir ses formes attirantes. Arrivée près de l'humain elle s'arrêta et, prenant une pose aguichante, quoique non vulgaire, aborda ce qu'elle espérait être sa future victime.

"Excusez moi....Vous n'auriez pas une cigarette s'il vous plaît?...J'ai perdu mon paquet et il est trop tard pour espérer pouvoir combler ce manque compte tenu que tous les magasins sont fermés passé six heures du soir..."

Un sourire enjoleur vint accompagner ces mots suintant d'hypocrisie. Si elle l'avait réellement voulu, la Vampire aurait très bien pu se procurer un paquet autre part que dans une froide ruelle. De plus, une fois la nuit tombée, l'on ne s'attendait guère à voir surgir une jeune fille, de plus ainsi vêtue dans la Nécropole. Ses yeux illuminés d'un lueure maligne l'Immortelle attendit la réponse de son interlocuteur, une main posée sur sa hanche arquée tandis que l'autre se baladait négligemment dans sa douce chevelure.

Et si les vampires avaient eux aussi fini par devenir aussi futiles et naïfs que les humains ? Cela semblait complètement aberrant aux yeux d’Artem mais… la jeune femme qui s’approchait lascivement de lui semblait être la preuve du contraire. Le don que possédait le jeune Karénine lui permit de reconnaître aisément que la jolie jeune femme qui venait de lui quémander une cigarette n’était autre qu’une Damnée. Sans doute pas très méchante, ou tout du moins pas sanguinaire au point de le tuer quelques minutes seulement après leur premier échange, mais il fallait garder à l’esprit qu’elle se nourrissait du seul liquide dont Artem ne pouvait se passer s’il souhaiter vivre, continuer à fouler le sol maudit de cette terre en désolation.

Le long manteau de cuir que portait la vampire lui allait à merveille, elle dégageait une sorte d’aura mystérieuse et envoûtante. Elle n’était donc pas uniquement une vulgaire buveuse de sang, destructrice de toutes les âmes croisant son chemin. Néanmoins, Artem ne s’attendrit pas à la vue de ses formes proéminentes et voluptueuses, et ce pour deux bonnes raisons : il avait appris à ne pas se laisser berner par les femmes et leurs atours, et la gente féminine n’était pas franchement son obsession. Au contraire, il préférait, et de loin, les formes harmonieuses et douces des jeunes hommes de son genre.

_ Les vampirres fument maintenant ? Diantrre, que cette ville a changé. Bientôt, vous détesterrez le sang et vous contenterrez des mêmes denrrées que nous.

Le jeune Karénine ne releva pas la tête, il ne souhaitait même pas voir l’expression qui parcourait le visage de son interlocutrice, si tant est qu’elle pût en exprimer une. Le flegme vampirique, ou la plus grande abomination de ce monde… L’ukrainien esquissa un sourire, toujours adossé au réverbère, exhalant l’odeur subtile du tabac. Il savait que la Damnée pouvait à tout moment lui arracher la vie… mais il savait aussi qu’il n’avait pas peur de mourir. Les ténèbres n’étaient pas un obstacle pour lui, juste un passage obligatoire. Avec un peu de chance, peut-être qu’après le baiser létal, elle lui accorderait le Don Obscur, ou peut-être qu’il resterait face contre terre, seul au monde, comme un chien. Après cette charmante pensée, il la regarda fixement et lui tendit une cigarette.

_ Aprrès tout, c’est ta vie… Ou plutôt, parrdonne-moi, ta non vie.

Cette remarque l’amusa et il émit un léger rire. Qu’allait-elle lui faire désormais ? Qu’allait-elle trouver à répondre ? Peut-être que le simple fait de sentir l’odeur du sang, d’entendre un cœur battre suffirait à la combler. Dans le cas contraire, Artem l’avait vexée et il allait devoir le payer de sa vie. C’est à cet instant précis qu’il comprit à quel point les créatures de la nuit pouvaient être pathétiques, brutales, sanguinaires. Si leur seul et unique but dans leur vie d’immortelle était d’arracher la vie des autres, alors peut-être valait-il mieux être dans l’autre camp. Puisque c’est quand on perd quelque chose qu’on se rend compte de l’intérêt qu’on lui porte, alors il en va de même pour la vie. C’est lorsqu’on agonise, qu’il ne nous reste plus que les larmes et un dernier souffle de vie, que cette dernière prend toute son importance. Artem se réjouissait à l’idée de pouvoir tester ça un jour, ou une nuit.

Mais pas celle-là.

_ Qu’est-ce qui t’amène à moi… Euh, c’est quoi ton prrénom ?

L’accent caractéristique d’Artem ne l’avait toujours pas quitté, même après toutes ces années passées ici. Les « r « étaient roulés comme dans son pays, et il avait aussi facilement conservé le caractère froid, distant et sarcastique –presque cynique– de ses ancêtres.

Lorsque les paroles d'Artem parvinrent à ses oreilles à l'ouie décluplée, l'Immortelle retint son étonnement. Comment Diable cet humain pouvait-il savoir qui elle était réellement? Ce dernier était-il doté d'un don divin, pour ainsi parvenir à lire entre les lignes? Relevant le menton elle riva son regard d'acier dans celui de ce dernier, douce provocation silencieuse.

**Tu ne me prendras plus ainsi au dépourvu...humain.**

Esquissant un sourire, malgré elle amusée par la situation, la Buveuse de sang feignit l'étonnement avec une mimique parfaite.

"Je crains ne pas vous comprendre...Les Vampires n'existent pas, ou simplement dans l'imagination des enfants..."

Quelle formidable comédienne se présentait là. Nul n'aurait pu alors dire si elle était sincère ou non, et si l'être qui se tenait là était réellement un mort vivant. Ses longs cheveux sombres coulant à ses côtés tels les vipères de l'antique Méduse Kryshna se tenait là, debout dans une sombre ruelle de la Nécropole, savourant le vent qui s'engouffrait en elle. Offrant au jeune homme un sourire enchanteur, sans toutefois dévoiler ses deux longues canines à la mortelle blessure, la Belle avança une main d'une extrême blancheur vers le bâton de la mort et s'en saisit.

"Je vous remercie..."

Elle tapota alors les poches de son ample manteau à la recherche d'un briquet. N'en trouvant pas, elle ne put que maudire le défunt propriétaire à qui elle avait arraché cette vêture. Se munissant d'un air soucieux Kryshna déclara d'une voix faussement étonnée.

"Je ne trouve plus mon briquet...Où l'ais-je donc mis?..."

Son regard à l'étrange brillance se plongea une nouvelle fois dans celui de l'humain et la Damnée se délecta de la vie qu'elle y décelait. Chacune des infimes parties consituant cet humain regorgeaient de vitalité, et elle ne pouvait s'empêcher d'admirer le doux murmure des battements de son coeur. Combient de temps dureraient-ils encore, avant que la Mort ne les rattrape? Quelques minutes, plusieurs heures, des années? De cela elle ne pouvait décider car la Fatalité n'a d'autre maître qu'elle même. En revanche elle avait le pouvoir de changer le Destin de l'humain, et ce d'un seul mouvement. Si elle avait décidé que Artem mourrait, alors le souffle l'animant s'échapperait de son être à tout jamais et son âme s'en irait rejoindre celles de ses ancêtres. Mais pour l'instant telle n'était pas son attention, toute attirée par la beauté de la Mortalité. Parfois La Damnée se surprenait à regretter ces jours anciens où elle redoutait la Grande Faucheuse qui un jour l'attirerait en son sein, et vivait chaque heure comme si celle-ci ne verrait sa semblable arriver. Mais aujourd'hui le temps lui même ne paraissait plus qu'un amical ami sur lequel l'on pouvait compter afin de mener à bien ses désirs, et nul pensée de fin ne venait troubler les rêves de l'Immortelle. Sans doute un jour le doux murmure de dame Néant viendrait lui fredonner à l'oreille sa triste mélodie, mais ce temps n'était pas encore arrivé.
Secouant la tête comme pour extirper son esprit des étranges voluptes dans lesquelles il s'était perdu, la Buveuse de Sang baissa les yeux, murmurant pour elle seule.

" Je ne comprend plus..."

Reprenant soudain l'attitude qui était sienne depuis si longtemps, la Belle s'exclama dans un large sourire.

"Sans doute l'ais-je égaré dans quelconque recoin...J'ai le don pour ce genre de chose et le temps, hélas, n'améliore guère ce trait de caractère. Puis-je vous emprunter le vôtre?"

Rejetant ses longs cheveux au derrière de ses épaules d'un geste élégant, quoique non dénué d'une certaine provocation, Kryshna émit un doux rire qui emplit l'air d'une sombre mélopé.

"Je me nomme Kryshna, mais par ici les noms importent peu. Dis moi, es-tu Russe? Ton accent..."

Soupirant d'un air aussi humain que possible, la Belle feinta la gêne que pourrait à cet instant ressentir une femme qui tenterait de charmer un homme. Elle aimait prendre le temps de connaître ses victimes avant de leur arracher la Vie que d'aucun qualifieraient de Précieuse. Peut être, si ce dernier se montrait unique et parvenait à la distraître, alors le laisserait-elle en vie. Mais le caractère d'un Non Mort et imprévisible, et nul n'aurait pu prédir à cet instant l'avenir qui attendait le jeune Karénine.

Lorsqu’Artem distingua le sourire typiquement vampirique qui se dessinait sur le visage de la demoiselle, il comprit qu’elle allait agir comme la plupart de ses congénères : soit le provoquer un peu plus encore, soit lui faire croire qu’il délirait. Et celle-là était apparemment joueuse, elle alla jusqu’à nier l’existence de sa race, et donc la sienne propre. Le pire évidemment pour les humains, malheureux qu’ils sont à ne pas être pourvus des mêmes dons, c’est qu’elle dégageait un sentiment de sincérité et de sérénité absolument déconcertant ! Cependant, il en fallait plus pour duper le jeune Karénine, bien plus. Non seulement il était persuadé que ses dires étaient justes mais il se ferait violence pour le lui faire comprendre. Lorsqu’elle lui tendit la main pour saisir la cigarette, il eut une confirmation non négligeable : sa peau était lactescente, ses ongles transparents, presque de verre. Artem n’avait jamais rencontré de vampire, autre part que dans les livres et dans son esprit, là même où il avait développé une ferveur presque religieuse pour les Buveurs de Sang. Il savait, presque par intuition, par instinct, qu’ils existaient.

De nouveau, elle lui parla pour, cette fois, lui demander un briquet. Ce qui fit presque sourire l’ukrainien ; de toute évidence, les vampires ne se promènent pas avec un objet pouvant produire des flammes mortelles pour leur peau si délicate. Evidemment. Il plongea donc sa main dans sa poche pour en extirper le briquet dont la jeune femme avait besoin. Il lui tendit avec la même nonchalance que précédemment et remarqua (enfin) qu’elle portait un regard presque envieux sur lui. Elle devait sûrement être en train de se délecter virtuellement du sang qui parcourait les veines du jeune homme. Le simple fait de venir le mordre rageusement, ou juste amoureusement, il n’en savait rien, cette simple morsure à laquelle elle songeait lui faisait peut-être plus de bien encore que d’accomplir véritablement l’acte. Pendant un instant, Artem imagina comment un être pouvait se nourrir uniquement de sang. Lui qui avait tant d’admiration pour le mélange subtil et le goût délicieux du vin, il ne pourrait jamais se contenter du liquide vital. L’hémoglobine. Quelle horreur !...

Le geste presque lascif qu’elle s’empressa d’effectuer troubla Artem pendant quelques secondes. La beauté et la légèreté de ses cheveux étaient surnaturelles, envoûtantes. Mais il ne devait pas se laisser berner, pas se laisser ensorceler par une Damnée, jamais. Sinon…

_ Non, je suis ukrrainien. En rréalité, je n’ai jamais voulu quitter l’accent de mon pays. Je le trrouve chantant et agrréable. Pas vous ?

A son tour, il tenta de la charmer, plus pour lui rendre la pareille que pour, à proprement parler, parvenir à ses fins. Il n’avait cure de s’amouracher d’une immortelle. Le principal était de lier une sorte d’amitié plutôt qu’une animosité. Il ne tenait pas plus à sa vie que cela mais… il était sans doute trop jeune pour mourir.

_ Rravie de fairre votrre connaissance Krryshna. Vous êtes charrmante, sans doute l’immorrtalité vous a-t-elle embellie. Bien que je ne doute pas que vous l’étiez avant.

Il conserva son regard profond et son sourire de séducteur primaire. Il se détestait d’agir comme cela, ce n’était ni dans ses habitudes ni dans sa nature de dévoiler ses sentiments aussi aisément. Il hésitait à poursuivre sa petite théorie personnelle sur les vampires ; peut-être finirait-elle par être agacée.

_ Encorre une chose : je suis rresté un enfant dans l’âme alorrs parrdonnez-moi de crroire en l’existence d’une rrace aussi intérressante que la vôtrre. Je sais que vous existez, je sais que vous pourrriez trrès bien boirre mon sang si l’envie vous prrenait.

Le jeune Karénine venait de retrouver sa véritable attitude : celle de la nonchalance, de la provocation. Il ne manquait que le cynisme. Mais il ne trouvait d’argument sur le sujet. Un vampire ne peut guère être l’objet de quolibets. La supériorité dont ils sont emprunts était même respectable, pour Artem en tout cas, tout autant qu’elle était méprisable. Kryshna avait dû traverser un ou plusieurs siècles, voir l’homme évoluer, regretter le temps où la vie était certes plus triviale mais aussi bien plus joviale. Pour autant, il ne pouvait lui vouer une totale admiration puisqu’elle avait également arraché des vies, d’innocents ou non, mais des vies avant tout. Et pourquoi pas la sienne désormais ?

la Belle s'empara du briquet qui lui était offert, douce main brûlant d'une blanche flamme dans la nuit, et offrit un sourire à l'humain. Après quoi, dotée d'une grâce inégalable, l'Immortelle appuya sur la roulette du briquet et une flamme jaillit, éclairant de sa faible aura les ténèbres environnantes. L'espace d'un infime instant les yeux de la Vampire luisirent comme animés d'une vie propre, diamant jaune à l'ardeur démoniaque. Puis la cigarette fut allumée, dégageant sa détestable odeur, et Kryshna rendit le briquet à son propriétaire.

"Merci..."

Puis l'humain parla, encore et encore, ne cessant de la provoquer par son attitude. Et ce sang...ce sang qui brûlait à l'intérieur de ses veines, ce doux cordial que ceux de son espèce désiraient ardemment. Comment pouvait-elle y résister alors que la soif s'intensifiait d'instant en instant? Mais Kryshna avait vécut de longues années, seule avec son art, et l'expérience qu'elle avait amassée lui dictait de ne pas se laisser asservir par cette envie, toute sublime et puissante soit-elle. Car alors cela ne serait guère respecter sa victime, et bien même qu'elle ne supporte cette dernière que d'une façon désintéressée, il lui fallait tout de même lui témoigner l'amour que les Damnés vouaient à la Vie. Alors elle fit taire cette incessante envie qui naissait au creux de son être et reporta son attention sur Artem.

"En effet, votre accent est délicieux."
**Tout comme ta vie...**
"Cela fait-il longtemps que vous avez quitté votre pays?"

Alors la Buveuse de sang s'approcha et prit place aux côtés de l'humain. Jambes croisées, laissant à ce dernier le droit d'apercevoir ce que d'aucun se plairaient à appeler la Perfection, l'Immortelle tira sur sa Cigarette. Puis elle laissa un rire cristallin s'échapper de sa gorge.

"Cessez donc de m'appeler "Immortelle". Je finirais par croire que vous avez bu..."

Qu'elle se plaisait à ainsi abuser de cet humain. Elle aimait jouer avec ses proies, et celle-ci se prêtait avec merveille à l'exercice. Car il n'était pas dupe, et depuis le début il avait su lire clair dans son jeu dégoulinant de mièvrerie et de mensonge. Puis sa voix emplit de nouveau l'air lorsque Artem eut prononcé ses dernières paroles.

"Vous ne cessez donc jamais...Soit, si tel est votre souhait, alors je serais ce que vous dites...Bien que je n'en connaisse guère que le nom et les légendes courant à leur sujet."

[i]Un étrange sourire vint étirer les fines lèvres de la Damnée tandis qu'elle prononçait ces mots. Puis un nouveau nuage de fumée vint occulter la conversation, cachant l'espace d'un court instant le visage de Kryshna à son interlocuteur.[i]

L’Immortelle usait et abusait de son charme surnaturel, qui, étrangement, ne parvint pas à déstabiliser Artem. Ce qui, inévitablement, lui fit comprendre un bon nombre de choses. A commencer par le fait qu’il ne s’intéressait vraiment pas aux filles (sinon, comment aurait-il pu rester de marbre face à Kryshna ?) et encore moins aux Damnées. Il n’allait d’ailleurs pas pouvoir la duper encore très longtemps, elle finirait par sonder ses pensées, ou quelque chose comme ça, en tout cas il se souvenait avoir lu ça dans un livre. La voix de son interlocutrice était cependant tout à fait charmante, il ne s’en lassait pas. Même si les dires de cette dernière étaient soit des banalités, soit des compliments implicites dont la sincérité pouvait être remise en cause.

_ Pour êtrre tout à fait frranc avec vous, j’ai perrdu la notion du temps depuis longtemps. J’ai l’imprression d’avoirr quitté mon pays depuis plusieurrs décennies.

Artem marqua une pause, avec la curieuse sensation de pouvoir relancer le sujet une dernière fois. Ce n’était sans doute pas très judicieux de sa part mais… Le jeune ukrainien n’était pas du genre à abandonner aussi rapidement.

_ Vous devez savoirr ce que ça fait, non ?

Lorsqu’elle s’approcha de lui, Artem eut un imperceptible mouvement de recul. Si bref et si léger que même Elle n’aurait pu s’en apercevoir. Il craignait qu’elle ne s’approchât que pour pouvoir se débarrasser de lui plus rapidement encore, peut-être aussi pour pouvoir se délecter de l’odeur humaine qu’il exhalait. Le plus étonnant dans cette conversation était le caractère paradoxal qu’elle dégageait. La vampire jouait le rôle de l’ignorante, et l’humain sans aucune défense (du moins, pas une seule suffisante pour rivaliser avec Elle) celui qui était au courant de tout. Lorsqu’elle mentionna le fait qu’elle aurait pu croire qu’il avait bu, le jeune Karénine se rappela vaguement qu’il avait effectivement eu envie d’aller se délecter d’une vodka dans un bar sordide, entouré de saoulards pathétiques. En somme, rien de très glorieux. Mais il ne l’avait pas fait, il avait préféré attendre patiemment dans cette ruelle faiblement éclairée, attendre qu’Elle vienne.

_ Oh non mademoiselle, je n’ai rrien bu du tout. Je voulais parraître prrésentable tout de même. Et il me fauddrait un peu plus qu’un simple verrre d’alcool pour êtrre ivrre.

Il lui adressa un sourire à la limite du mépris, qu’il voulait pourtant avenant à la base. La suite était intéressante. Alors comme ça, elle se prêterait au jeu ? Elle serait ce qu’Artem savait qu’elle était mais qu’elle niait depuis le début. Voilà qui devenait intéressant. Il allait pouvoir lui faire part de ce qu’il savait, et s’il se trompait, elle se ferait une joie de corriger ses informations erronées. L’ukrainien se surprit à sourire, de nouveau en ayant la tête légèrement inclinée vers le sol, ce qui lui permettait d’être un tant soit peu caché derrière sa longue chevelure argentée.

_ Je pourrrais peut-êtrre vous éclairrer à ce sujet… A commencer parr le fait que ce qui vous attirre le plus chez moi, c’est le sang qui coule dans mes veines.

Il savait qu’il avait été un peu brutal et franc à ce sujet mais il ne pouvait pas se permettre de passer par quatre chemins. Il releva la tête afin de voir comment elle allait réagir. Il savait aussi qu’elle était réellement Immortelle, le sourire qui vint se dessiner sur ses lèvres après qu’elle ait prononcé ces derniers mots ne fit que le confirmer. Lorsque la fumée fut dissipée, il rapprocha son visage d’elle et lui murmura :

_ Je me trrompe ?

L’espace d’un instant, Artem put presque ressentir la violence, ou plutôt la force surnaturelle, ou quelque chose comme l’envie féroce de le tuer, de le réduire à néant, émanant de la belle Kryshna. Cependant, tout aussi rapidement qu’elle s’était levée –sans qu’il puisse le discerner convenablement– elle semblait s’être rassérénée. La puissance d’un vampire est l’égal de son flegme… Impossible de savoir lequel finira par l’emporter sur l’autre, pour le commun des mortels en tout cas. Peut-être même pour ses semblables, Artem ne le savait pas, et ne tenait d’ailleurs guère à le savoir. Sans quoi cela signifierait qu’il se serait abandonné au Don Obscur, que son sang pur et précieux se serait mêlé à celui d’un ou d’une Immortel(le). Sans ironie aucune, il aurait préférer mourir plutôt que de vivre une vie qui, en fin de compte, n’avait plus de valeur puisque plus de fin, plus de limites. Mais que ressentait-on lorsque, bercé par un sentiment grisant de supériorité, l’on arrachait la vie à l’aide de deux canines aiguisées ?

Soudainement, le ton de la demoiselle se fit plus autoritaire, plus dur, plus méchant pour ainsi dire. Les sarcasmes du jeune ukrainien ne lui avaient donc pas plu ? Il s’en serait presque retrouvé vexé, lui qui avait usé de tout son cynisme, pourtant délicat car non vulgaire, pour lui annoncer clairement ce qu’il savait. La belle ne voyait désormais plus en lui une potentielle proie mais, comme elle venait de se plaire à le nommer presque grossièrement, un "humain". Il n’était que ça pour elle ? Une quelconque masse de chaire, d’os, dont le sang circulait à un rythme effréné à travers ses veines bleuâtres, fines et si fragiles. Un simple coup de dent pointue et…

_ Ma chèrre, sachez que je ne suis pas inculte, ou du tout moins que je comble mes lacunes à trraverrs les livrres. Et crroyez-moi ou non mais j’ai trrouvé un bon nombrre d’ouvrrages porrtant sur votrre rrace, ou votrre caste, comme il vous plairra, dans l’ancienne maison de mon aïeul.

Artem rejeta une mèche de cheveux en arrière, et s’apprêta à griller une seconde cigarette. Il protégea cette dernière du vent à l’aide de sa main, l’alluma furtivement, et releva la tête vers Kryshna. Elle révélait enfin sa véritable nature, les traits qu’il avait toujours voulu voir : ceux d’un vampire, malgré sa petite voix mielleuse et se voulant rassurante, elle s’était trop dévoilée pour qu’il puisse faire marche arrière. Elle était vraiment Damnée, belle à en mourir, certes, mais Damnée tout de même. Il avait envie de jouer avec elle jusqu’au bout, toucher ses cheveux qui semblaient si soyeux, frôler sa peau laiteuse mais assurément douce, surnaturellement douce… Il parvint à contenir ses émotions, à réfréner ces quelques pulsions qui auraient pu lui être fatales.

_ Je ne sais si c’est de la crrainte ou de la haine que je perrçois, vous êtes si mystérrieuse, mais soyez assurrée que je ne dirrai rrien, jamais, à perrsonne.

Il marqua une courte pause. Il n’aimait guère le ton solennel, presque inquiet aussi, qu’il venait de prendre.

_ Je ne vous demande rrien non plus. Je ne veux pas devenirr comme vous. Mais… Je suis si heurreux de savoirr que tout ceci est vrrai, que vous existez, belle ange. Je ne suis qu’un humain, peut-êtrre, mais j’en sais cerrtainement plus que beaucoup de vos jeunes semblables.

Il paraissait désormais complètement à l’aise, totalement détaché de cette situation relativement glauque. Une foule de questions tourbillonnait néanmoins dans sa tête. Certaines qu’il ne devait pas poser, d’autres qu’il mourrait d’envie de lui soumettre. Il devait à tout prix se taire. Il ne connaissait pas encore suffisamment la demoiselle pour se permettre d’être si franc, plus encore que précédemment.

_ Dites-moi… Vous êtes née quand ?

La Folie est le lot de tous les humains, diraient les sages. Mais à cet instant, cette vérité s'avérait de plus en plus certaine. Artem était ce que beaucoup de Vampires auraient appelés "Proie" mais pour certains, plus assoiffés de connaissance, il respirait la Vie, celle là même que les Damnés ne pouvaient que prendre. Boire, tuer, se délecter du doux fluide coulant au travers de cette peau...Une existence si fragile, si ephémère. Comment n'être ému lorsque l'Innocence se dévoile ainsi devant le démon?

"Votre Sottise l'a pourtant emportée. D'autres que vous auraient flairé le danger et seraient depuis longtemps partis. Ou du moins, auraient tenté de fuir."

L'Immortelle offrit à l'humain un sourire à l'intolérable splendeur, les iris enflammés de celle-ci brillant d'une insoutenable beauté. Fermant un instant son envoutant regard, la Vampire pencha délicatement la tête de côté, humain l'air, comme souhaitant à jamais garder l'odeur de l'humain en mémoire.

"Tu m'étonnes...D'autres seraient effrayés à la vue de la Mort qui se tient en face d'eux. Toi, tu ne fais que psalmodier sur la beauté de notre espèce. Souhaiterais-tu nous imiter, devenir l'un des nôtres? Cela expliquerait ton inexplicable soif de savoir..."

Soudain, d'un geste plus vif que ne l'aurait permis Dame Nature, Kryshna se retrouva toute proche d'Artem, son visage à seulement quelques centimères du sien. Un murmure glissa le long de la gorge de la Créature de la Nuit, déployant ses sombres ailes sur l'étrange couple qui se tenait là.

"Est-ce cela que tu souhaites..."

L'Immortelle s'abandonna aux sentiments qui, émanant du corps du jeune Karénine, la percutaient de plein fouet. Amour, Tristesse, désir. Tout cela ne lui était que trop inconnu désormais. Elle avait voué sa vie aux Ténèbres, et ce qu'elle ressentait depuis son éternelle Damnation n'était qu'une infime partie de la complexité des sentiments humains.

"Quand je suis née?..Il y a maintenant plusieurs siècles..."

C'est alors que Kryshna riva ses prunelles incondescantes dans celles de sa victime, doux et envoutant regard de la Succube, insurmontable et intolérable envoûtement. La Danse avait commencé...

HJ//Désolée, pas vraiment le temps de faire mieux...:$ //HJ

Le regard de la Belle se fit plus intense, et donc beaucoup plus déstabilisant qu’auparavant. Les paroles qu’elle lui adressa étaient d’ailleurs plus dures, de plus en plus pour être exact, elle allait crescendo dans le cynisme. Seulement, avec Artem, il eut fallut qu’elle atteigne le paroxysme –et encore, rien n’était moins sûr– pour qu’il fût un tant soit peu vexé, ou quelque chose comme piqué dans sa curiosité. Jusqu’où pourrait-elle aller ? Le jeune homme se ferait un plaisir de tester cette capacité mais avant cela, il devait absolument reprendre le contrôle de ses émotions. Plus la demoiselle lui parlait et se rapprochait de lui, et plus il sentait comme une douce sensation l’envahir progressivement. A la différence de celle qu’il avait ressenti pour Raphaël, celle-là était particulièrement froide, presque glaciale, il aurait presque pu frissonner s’il n’était pas habituer aux températures extrêmes. Il ne comprit pas tout de suite pourquoi cette froideur l’envahit mais il supputa que cela avait un lien avec le fait qu’elle soit Vampire.

_ Plusieurrs siècles ? Je ne vous voyais pas aussi… vieille.

Il émit un léger rire, après tout il le pouvait désormais, puisque c’était le seul remède qu’il avait trouvé pour se débarrasser de l’envie de… Non, il ne pouvait pas se l’avouer, il n’avait pas envie de faire ça, ce n’était pas possible, c’était même aberrant. Ses yeux étaient plongés dans ceux de Kryshna, leurs deux visages n’étaient séparés que de quelques centimètres… et voilà qu’il raisonnait comme un humain basique, avec des pulsions presque primaires. Mais pouvait-il se permettre de fuir à cet instant ? Assurément non. Il serait passé pour un couard, ou pire, comme un menteur. S’il s’était vanté de ne pas être effrayé par une vampire de son rang, il était impossible de lui avouer que, plus que par ses sarcasmes, il était terrorisé par l’effet qu’elle avait sur lui. Lui qui, au demeurant, n’était pas censé être attiré par les femmes. Quel étrange paradoxe en cet instant !

_ N’y voyez aucune rraillerie. Pourr une fois, en tout cas. J’entends parr vieille, un synonyme de rrespectable.

Ce qu’il disait n’avait vraiment plus aucun sens, ni pour lui ni pour Kryshna sûrement. Il ferma les yeux un instant, respira profondément et reprit :

_ Ce n’est pas votrre côté maléfique à prroprrement parrler qui m’inquiète chez vous. C’est plutôt le pouvoir que vous exerrcez surr moi. Il ne faudrrait pas que vous abusiez de votrre vénusté.

Cette fois, il parvint à adopter une attitude un peu plus sereine, plus détaché. Mais cette envie était toujours présente, même s’il savait que cela ne rimait à rien, même s’il savait que c’était parfaitement absurde. Mais si elle parvenait à le comprendre, peut-être finirait-elle par ressentir la même chose. Qu’il est doux de rêver…

_Vous avez sans doute des choses plus imporrtantes à fairre que de rrester avec moi, alorrs si l’envie vous prrend de parrtir, ne vous souciez pas de moi. J’en serrai juste légèrement attrristé.

[HJ : mais c'est très bien comme ça, je trouve =)].

La main glacée de la belle annonça le glas de la défaite pour Artem. Un peu trop corrosif dans ses critiques, un peu trop franc avec un être pouvant le réduire à néant en quelques minutes et quelques litres de sang en moins plus tard, voilà ce qu'il avait été. Peut-être même que les dernières paroles qu'il allait pouvoir prononcer seraient des paroles de pitié, lui qui avait toujours été si orgueilleux et flegmatique, il serait bientôt juger sur des mots qui n'appartenaient pas à sa bouche, à son lexique. Il en aurait presque pleuré mais encore une fois, sa présomption destructrice l'en empêcherait. A trop jouer l'effronté, il allait devenir victime de sa propre ruse. Triste ironie pour quelqu'un de si outrecuidant que lui. Il se dégoûtait presque de s'être laissé berner si facilement par des artifices embellis grâce à l'immortalité d'une ange au cœur de diablesse.

Il se surprit à esquisser un sourire sur son visage crispé par l'appréhension lorsqu'elle osa préciser que la compagnie du jeune ukrainien ne lui était pas déplaisante. Comment pouvait-elle encore se permettre de profaner de tels prosaïsmes, juste avant de venir lui asséner un baiser létal ? Elle était donc véritablement sans cœur, sans aucun sentiment, même pas un semblant de conscience. Tout ceci l'avait quittée lorsque son organe vital avait cessé de battre pour la faire vivre en tant qu'humaine, au profit de l'instant primaire et vulgaire d'une vampire assoiffée de sang bien trop pur pour une enveloppe charnelle aussi corrompue. Lorsque les canines de la Damnée vinrent se planter dans la chaire tendre et douce d'Artem, il éprouva bizarrement un double sentiment.

Son esprit se brouilla tellement qu'il eut l'impression de revoir des flashes courts mais intenses de son enfance. Sa mère, la froideur incarnée, son père, une carcasse vide de toute émotion, ses frères, destructeurs, Raphaël, envoûtant, et tout un tas de souvenirs plus intimes et saisissants les uns que les autres. A mesure qu'il se sentait faillir, il éprouvait curieusement l'envie de se rapprocher de Kryshna, de l'enlacer pour profiter longuement de l'émanation subtile qu'elle dégageait, la douceur surnaturelle de sa peau lactescente. Cette fois, il se sentait vraiment épris d'elle alors que quelques secondes plus tôt, il aurait été capable de la tuer si leurs forces avaient été égales. Il se sentait ensorcelé par son bourreau, un peu comme un vulgaire syndrome de Stockholm. Il aurait pu lui offrir bien plus que sa vie en cet instant mais… les forces le quittaient et il n'y pouvait plus rien. Subir, il fallait subir. Ou plutôt, se délecter de ce moment unique, en l'occurrence. Alors qu'il fermait doucement les yeux, il réunit le peu de forces qu'il lui restait pour murmurer :

_ Que vas-tu fairre de moi, douce diablesse ?