Cela faisait maintenant plusieurs heures que Linoa n'osait s'extirper de la terre. Peut-être qu'à la surface de cette substance meuble, infestée de vers en tout genre et passablement inconfortable pour une femme de son rang, il l'attendait. Elle repensait à lui en souriant. Il l'avait tout d'abord complètement désintéressée, elle ne voyait en lui qu'un simple lycanthrope comme les autres, il ne pourrait indubitablement rien lui apporter de plus que les autres. Mais… elle était bêtement, naïvement tombée amoureuse de son flegme, de ses allures de séducteur qui n'en étaient pas et surtout de son regard, qu'elle percevait comme triste. Evidemment, elle n'avait pas fait preuve d'assez d'outrecuidance pour le lui avouer. Elle était bien trop orgueilleuse, bien trop fatale pour qu'elle s'abaisse à ce genre de pratique. Avouer son amour à un homme qui, accessoirement, n'est autre qu'un loup. Elle avait trouvé cela grotesque, surtout en étant vampire. Mais peu importe, il était bien trop tard à présent. La mort qu'elle avait engendrée ne pourrait de toute façon jamais s'effacer. Elle possédait beaucoup de dons utiles mais pas celui de ramener à la vie une jeune femme qu'elle ne souhaitait résolument pas ressusciter. Si c'était pour la voir se pavaner devant Fenrrir, plutôt mourir à son tour…
Elle se mit à réfléchir intensément. Une espèce de rétrospection pour faire un bilan de sa propre vie, mais aussi de sa non vie. Elle se rendit compte avec effroi qu'elle n'avait aucune attache, que personne ne s'inquiéterait pour elle, ni maintenant, ni jamais. La seule personne qu'elle aimait était actuellement en train de la traquer pour l'anéantir. La jeune femme s'était toujours accommodée de cette vie de solitaire sanguinaire, toujours prête à tuer par simple plaisir, plutôt que par envie de sang. Désormais, elle regrettait amèrement de s'être isolée à ce point, de ne pas avoir pris le temps de lier une amitié, voire plus, avec Fenrrir, le seul être pour qui elle éprouvait autre chose que de la haine, ce qui vraisemblablement n'était pas réciproque. Une idée lui traversa vaguement l'esprit. Vaguement parce qu'elle était grotesque et surtout irréalisable. Pour elle, le simple fait de s'excuser était grotesque, cela la réduisait au rang d'humaine et elle ne pouvait s'y résoudre. Mais pire, quand bien même elle s'excuserait, Fenrrir ne la pardonnerait pas. Elle affronterait alors un échec. Et encore une fois, elle préférait mourir…
Ses mains bougèrent mollement et l'une d'elles parvint à s'extraire de la terre. Elle prit alors appui sur le sol et sortit de son refuge. Heureusement, il faisait nuit. La déesse lunaire éclairait sûrement intensément la ville mais, dans la forêt, sa lumière ne filtrait que très peu à travers la luxuriante végétation. Ses pas étaient mal assurés, elle semblait être capable de tomber à n'importe quel moment. Seulement, elle ne pouvait pas réellement savoir si cela était dû au fait qu'elle était restée immobile, terrorisée, durant des heures ou si c'était simplement la haine qu'elle éprouvait envers elle-même qui ressortait d'une façon curieuse. Elle se haïssait, au moins elle partageait ce sentiment avec Fenrrir, et ne pensait plus qu'à une seule chose : mourir. Alors qu'elle chancelait plus qu'elle ne marchait convenablement, des larmes incontrôlables commencèrent à jaillir de ses yeux bleus intenses. Des dizaines de larmes de sang qui vinrent souiller son visage diaphane. Elle le savait à présent, c'était la seule solution. Ses pas étaient guidés par la raison mais en réalité, elle n'avait qu'une hâte : que toute cette histoire prenne fin, grâce à elle… Si Fenrrir l'apprenait, il s'en réjouirait sûrement.
Linoa tomba lourdement sur le sol. Elle avait peur, elle avait mal et, pour la première fois depuis des années, elle tremblait.
La jeune femme se releva tant bien que mal, atteignit la ville après plusieurs minutes de marche. Elle tenta de ne croiser personne, elle devait faire peur à voir. Son visage devait être maculé de sang et de terre. Ses vêtements devaient être recouverts d'une couche de boue, de ce mélange fangeux dans lequel elle s'était enfoncée. Elle sursauta en voyant s'avancer une ombre et, usant de sa rapidité caractéristique, réussit à dissimuler sa présence. Elle n'était plus qu'une présence, une enveloppe corporelle repoussante et errante. L'homme passa tout près d'elle sans même la distinguer, elle le regarda et fonda sur lui. Il était son dernier repas…
Elle atteignit son appartement, lequel était plus en désordre qu'à l'accoutumée. Elle soupçonnait le passage de Fenrrir, mais peut-être que sa paranoïa reprenait le dessus. Elle s'approcha de la cheminée, laquelle était grande, trop grande, de toute évidence assez spacieuse pour contenir une personne. Elle dégrafa sa robe, la laissa tomber nonchalamment sur le sol et s'avança davantage de l'âtre. Elle serra très fort dans sa main le pentagramme argenté qu'elle avait toujours porté. Et puis, elle considéra qu'il était temps. Elle mit feu à ses cheveux, ses longs cheveux ébène, et bientôt, elle sentit tous ses membres brûler doucement. La sensation de chaleur qui l'envahissait n'était pas si désagréable qu'elle ne l'avait pensé, surtout pour elle qui avait toujours aimé souffrir. Néanmoins, au bout de quelques secondes, lorsque le feu eut enfin recouvert la totalité de son corps, elle commença à se tordre de douleur. Elle regarda ses mains qui prenaient une inquiétante couleur noire. Ses hurlements étaient un mélange de regret, de tristesse, de souffrance et d'effroi. Elle n'avait pas pensé que cela allait être si violent, si difficile à supporter et si douloureux.
Quelques minutes plus tard, il ne restait qu'un vague tas de cendres sur le sol, bientôt éparpillé par le vent s'engouffrant dans la pièce à cause de la fenêtre entrouverte. Linoa n'était plus.